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Tannhauser's Gate

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Lectures, chroniques, interviews, news, polars et romans noir, sf et fantasy


Le grand retour d'Alain Damasio : "Les Furtifs", Editions La Volte

Publié par Tannhauser sur 17 Avril 2019, 10:00am

Catégories : #Alain Damasio, #La Volte, #Les Furtifs, #Chroniques

 

 

Beaucoup d'amateurs de science-fiction et des littératures de l'imaginaire en général attendaient ce roman depuis presque quinze ans, depuis le coup de tonnerre que fût la parution de "La Horde du Contrevent" en 2004 chez une toute nouvelle maison d'édition appelée La Volte, puis avec la réédition quelques années plus tard de son roman d'anticipation politique, véritable bréviaire de combat, qu'était "La Zone du Dehors" (tout d'abord paru chez Cylibris en 1999 et 2001).

La question que tout le monde se pose est : est-ce que l'attente en valait la peine ? Est-ce qu'Alain Damasio avait encore en lui de quoi nous époustoufler et nous emporter avec la même force, avec la même violence et avec la même intensité stylistique, avec les mêmes fulgurances poétiques et philosophiques que dans ces romans précédents ?

Laissez-moi vous répondre tout de suite : oui, oh que oui !

Pour dire simplement, avant de rentrer dans une chronique plus détaillée, je dois dire qu'en lisant "Les Furtifs" j'avais l'impression de lire la suite spirituelle de "La Zone du Dehors" et de "La Horde du Contrevent" tant je retrouvais ses thèmes de prédilection, ses élans poétiques, ou encore les émotions intenses qui m'avaient pris aux tripes en les lisant à l'époque. Je vous demande également d'excuser mon coté "fanboy", mais certains auteurs vous marquent et Alain Damasio en est un pour moi...

 

Nous sommes en 2040, bienvenue à Orange (la ville), privatisée, par Orange (la marque) après une faillite de l'Etat et des différents gouvernements. Lorca Varèse, ancien sociologue de terrain s'apprête à passer un dernier test avant d'intégrer une unité spéciale de l'armée, la fameuse unité de chasseurs de furtifs... Que sont les furtifs, me demanderez-vous ? Eh bien ce sont des êtres que certains considéraient simplement comme des légendes urbaines, des êtres supposés "de chair et de sons", ultra rapides, toujours changeant, impossibles à voir ou observer, demeurant et se cachant dans les angles morts de notre vision. Car lorsqu'un furtif est vu par un être humain, il se céramifie aussitôt, laissant ce qui ressemble à une sculpture d'un animal chimérique...

Peu à peu, nous comprenons que Lorca a choisi d'entrer dans cette unité spéciale avec le fol espoir de retrouver sa fille de 4 ans, Tishka, disparue deux ans plus tôt, sans laisser aucune trace. Au fond de lui, Lorca est certain que sa fille a rejoint les furtifs, d'une façon ou d'une autre.

Lorca Varèse, Sahar Varèse, la mère de Tishka, Saskia Larsen, traqueuse phonique, Hernan Agüero, l'ouvreur de la meute, Ner Arfet, traqueur optique, et Tony-Tout-fou, graffeur et activiste, sont les principales voix du roman. En effet, Alain Damasio a choisi une nouvelle fois une narration polyphonique pour faire le récit de cette quête, ou enquête, initiée par Lorca, alternant constamment entre ces six narrateurs tout au long du roman, avec toute une galerie de personnages rencontrés en chemin explosant de vie et d'émotions à chaque page.

 

Pour parler un peu plus en profondeur de ce grand roman, je vais me concentrer sur trois axes, en m'efforçant de ne pas divulguer trop de détails (de ne pas trop divulgâcher), trois axes qui s'entremêlent et se répondent tout au long du roman et qui m'ont emporté pendant toute ma lecture : l'univers créé par Alain Damasio, cette France dystopique, la beauté des nombreux personnages et son style poétique foisonnant d'inventions langagières et linguistiques (ou d'inventions de "langagement" comme indiqué dans un des deux beaux manifestes de La Volte mis en ligne il y à peu ici).

Un axe supplémentaire serait la dimension sonore, la dimension musicale de l'histoire, en particulier lors de l'exploration du langage furtif ou de la "littérature furtive". Mais l'exploration de ce lien profond entre langage écrit et son est tellement dense, tellement fouillée que je pense qu'il me faudra un peu de temps et une deuxième lecture avant de pouvoir mettre en mots ce que j'en ai retiré.

 

 

Premièrement, pour résumer, on pourrait dire que l'univers créé par Alain Damasio dans ce roman est la somme de toutes ses observations de la société contemporaine, des peurs qui en naissent (et des espoirs engendrés par les diverses résistances), il décrypte et analyse les dérives du tout-sécuritaire, des sociétés de contrôle, les dérives d'une société prônant l'ultralibéralisme par dessus-tout, les dérives de la biométrie, de la domotique, de la ville intelligente ou encore la dictature des algorithmes des GAFA. Au final, cette France d'un futur pas si lointain est glaçante de vraisemblance, et n'a rien a envier au Cerclon de "La Zone du dehors".

 

Dans la France de 2040, plusieurs grandes villes et des parties du territoires ont été privatisées, vendues à de grandes marques. Nous avons ainsi Orange, ParisLVMH, Marseille, Bordeaux... Un exemple de de ce que ça a entraîné : à l'intérieur même de ces villes, certaines rues, certaines places, certains parcs sont réservés uniquement aux individus payant tels ou tels forfaits (premium, privilège ou standard) octroyant ainsi le droit d'user de ces lieux. Tout cela est rendu possible par la bague que porte presque tout le monde. Sorte de puce rfid centralisant toutes les données, toutes les informations d'un individu, consultable et contrôlable en une fraction de seconde par drones et caméras à l'intérieur des villes intelligentes.

 

Il y a quelques passages dans lesquels nous faisons la connaissance de divers mouvements activistes ou de hackers, luttant chacun à leur manière contre la traçabilté exigée sur l'ensemble du territoire, et là encore c'est une véritable joie de découvrir l'histoire et les membres de tous ces groupes. Quelques exemples des noms de ces groupes : la Traverse, la Céleste (que je vois comme les ancêtres de l'Escadre Frêle...), l'Inter, le collectif Reprendre, les Anarchitectes... Ceux qui ont lu le recueil "Aucun souvenir assez solide" retrouveront alors le ton de la nouvelle "Les Hauts Parleurs" dans laquelle nous assistions à la résistance contre la privatisation du langage et du vocabulaire, avec aussi des moments très proches de jeux vidéos tels que "Mirror's Edge" ou "Remember me" (du studio français Dontnod dont Alain Damasio et Stéphane Beauverger étaient scénaristes).

 

 

Parlons des personnages maintenant. Ceux qui ont lu "La Zone du Dehors" et "La Horde du Contrevent" savent que les personnages d'Alain Damasio sont inoubliables, leurs voix résonnant en vous avec une force peu commune. Aujourd'hui encore, j'ai des souvenirs de Captp ("Change, plutôt que tes désirs, l'ordre du monde"), de Bdcht (Boule de chat), de Kamio,  de Sov Strochnis, de Pietro Della Rocca, d'Oroshi Melicerte, de Callirhoé, d'Aoi, d'Erg Machaon ("Si tu veux, je l'ai touché..."), de Te Jerkka, de l'inoubliable Golgoth ("La seule trace est celle qu'on se crée...") et du bondissant Caracole ("Le cosmos est mon campement")... On peut maintenant ajouter Lorca, Sahar, Saskia, Agüero, Nèr, Feliks Asharvin, Velvi, Naïme et bien d'autres. On peut déjà admirer la beauté des noms.

 

Je ne vais pas dévoiler trop de détails, les découvrir et les côtoyer durant près de sept cent pages est un réel plaisir. Je veux simplement préciser que la narration polyphonique est étroitement liée à la profondeur et à la puissance de ces personnages, elle permet une nouvelle fois de faire ressentir au plus près leurs voix et leurs monologues intérieurs d'une façon intense, de les rendre tellement vivants, tellement proches et attachants. Chacun a son vocabulaire reconnaissable en un instant, celui de Toni Tout-fou fait d'argot de gamer. Lorca quant à lui est plus posé, plus réfléchi, mais à fleur de peau lorsque l'émotion le submerge. La voix et la personnalité de Hernan Agüero me rappelait un petit peu Golgoth par moment, tellement habité par la chasse et la traque au départ, prêt à tout pour les membres de sa meute. De plus, son poste d'ouvreur n'étant pas sans points communs avec celui de traceur dans la horde. Sahar, la proferrante est entièrement tournée vers l'autre, vers les autres, cherchant toujours à transmettre et à partager avec les délaissés, et tout cela transparaît dans sa voix. Saskia, avec son olifant et son bonnet d'écoute est un personnage tout aussi réussi, et là je ne dirai rien de plus, je vous laisse la découvrir.

 

Quand Alain Damasio parlait de "La Horde du Contrevent", il lui arrivait parfois de déclarer qu'il n'était pas toujours satisfait de la façon dont il avait exploré l'idée du lien dans le roman. Ici, avec six narrateurs réguliers, on est loin des vingt-trois membres de la Horde (dont une quinzaine de narrateurs plus ou moins réguliers), ce nombre réduit, ce "resserrement" des points de vues plonge encore plus le lecteur au sein même des liens qui se tissent, des voix, des émotions des personnages.

L'amour de Lorca et de Sahar pour Tishka, le lien qui est au coeur de leurs actions, au coeur de leur être, est scandé au fil des pages d'une superbe façon.

Et il y a bien sûr les furtifs (je les place ici car ce sont des personnages à part entière qui sont au coeur du roman). Dans l'entretien que l'on avait fait pour "Aucun souvenir assez solide", il parlait de la nouvelle "Les hybres" comme une des inspirations de ce roman, je retrouvais en lisant le roman la même fascination qu'en lisant la nouvelle (inspirée par les oeuvres de Jean Fontaine, durant ma lecture, je ne pouvais m'empêcher d'avoir des images de ses sculptures en tête).

Je ne vais pas rentrer dans les détails concernant les furtifs (ou les furtives...), là encore, gâcher la découverte de certains passages serait un crime, disons juste que c'est une création imposante qui m'a émerveillé jusqu'à la fin, avec certains cotés de cette création pouvant se lire comme une nouvelle incarnation du "vif" de l'univers de "La Horde du Contrevent".

(Certains chapitres pleins de belles réflexions autour de l'éthologie et du langage furtif sont étroitement liés à la dimension sonore du roman).

 

Ensuite il y a bien évidemment le style d'Alain Damasio, reconnaissable instantanément, fait de ce langage tellement poétique ou politique, dense et virevoltant, ainsi que ses constantes trouvailles typographiques. Sa créativité et son inventivité sont présentes quasiment à chaque page, et souligné par un hallucinant travail au niveau de la police d'écriture, de la typographie et de la mise en page. Ce qui est toujours frappant c'est à quel point le fond et la forme se répondent, la fluidité avec laquelle cette langue transporte et illustre son discours, c'est frappant et flagrant quand les personnages parlent de techno-cocon, de conforteresse, de serf-made-man ou de vendiant, de MOA (My Own Assistant), de zadacenter, ou encore d'intelligences amies. Les smartphones ont laissé la place aux Brightphones... Finie la réalité virtuelle ou la réalité augmentée, bienvenue dans la réalité ultime (ou réul)...

 

"La zone du Dehors" commençait à 200 à l'heure avec une poursuite sur l'anneau périphérique, plongeant directement le lecteur dans le monde de Cerclon, on découvrait plus tard le Clastre, les tours panoptiques, les clameurs, la Volte, Défordre, le Dehors, la rage des personnages habitant le roman, les nombreuses références à Foucault , Deleuze ou Bentham...

 

Le premier chapitre de "La Horde du Contrevent" catapultait le lecteur au milieu d'une scène incroyable d'intensité, avec les hordiers bataillant contre un furvent, on découvrait ces différentes voix, ce souffle épique qui emportait immédiatement le lecteur dans cette quête de l'Extrême-Amont.

 

Dans "Les Furtifs", l'ouverture du roman est une nouvelle fois de toute beauté, avec un premier chapitre nous plaçant directement au coeur du Récif, avec Lorca pour seul guide.

 

On retrouve également beaucoup de références philosophiques, implicites ou explicites, je suis certainement passé à côté de plusieurs (les souvenirs de mes cours de philo étant assez loin maintenant...), mais les références à Gilles Deleuze, Michel Foucault, Peter Sloterdijk, Gilbert Simondon ou Nietzsche faites au détour d'un paragraphe ou au détour d'une conversation ne sont jamais trop didactiques (comme certains avaient pu le lui reprocher dans "La Zone du Dehors"...) mais apportent une densité supplémentaire aux voix des personnages, et offrent aussi au lecteur d'autres pistes à explorer. Alain Damasio parlait beaucoup de "Milles plateaux" et du rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari à propos de l'inspiration de "La Horde du Contrevent" (l'épigraphe étant d'ailleurs tiré du livre de Deleuze et Guattari), certains passages des "Furtifs" peuvent se lire, je pense, comme une nouvelle illustration ou transposition de ce concept.

 

Et il y a bien sûr la dimension poétique de son style, là encore, je ne veux pas donner trop d'exemples, mais je tiens à dire qu'il y a de superbes moments, en particulier un dans une petite clairière, qui fait partie des plus belles pages que j'ai lues. Je me suis surpris à lire certains passages à voix haute simplement pour savourer les consonances et les allitérations, la sonorité des phrases, des mots, des syllabes.

 

 

Pour finir, Alain Damasio a écrit un roman magnifique qui marie avec une aisance rare la dimension d'anticipation politique, de lutte et de résistance et les élans philosophiques présents dans "La zone du dehors" avec l'ampleur et l'ambition, la poésie du langage, les jeux typographiques, son exploration du lien, cette idée qu'être vivant c'est être lié (en mettant l'accent sur l'amour filial avec les figures de Sahar, Lorca et Tishka mais aussi sur les liens tissés au fil des rencontres, des conversations, des échanges) et du mouvement de "La Horde du Contrevent", le tout d'une façon affinée, ou distillée, tant l'on ressent que chacune de ses phrases a été travaillée et retravaillée pour arriver à un tel rendu (près de 14 ans entre ses premières notes et le point final). 

Une exploration profonde du lien entre écriture et son, un roman dense empli de réflexions et d'interrogations autour de la philosophie du vivant et de notre rapport au monde qui représente, à mon avis, l'essence même des thèmes qui lui sont chers. Non seulement un livre-univers qui vous happe dès le premier chapitre que je vais relire plusieurs fois dans les années à venir, c'est certain, mais aussi tout simplement une grande bouffée d'espoir.

 

Pour finir, "Les Furtifs" a reçu le Grand Prix de l'Imaginaire 2020, un des grands prix des littératures de l'imaginaire en France.

 

 

 

 

 

En guise de post-scriptum, je vous laisse quelque chose à écouter, je repensais à ce super morceau de Casey et Hamé extrait de "Zone Libre" durant ma lecture... (je n'ai pas encore pu écouter l'album "Entrer dans la couleur" accompagnant le livre, composé par Yan Péchin avec les voix d'Alain Damasio et Mood, mais si c'est aussi réussi que le cd de "La Horde du Contrevent", je finirai par l'écouter en boucle dans peu de temps...)

 

 

 

 

 

Alain Damasio sur le site de La Volte

(Gardez un oeil sur l'agenda de La Volte, il y a beaucoup de rencontres ou dédicaces prévues, à Paris, à Lyon ou à Epinal pour les Imaginales)

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